Il n’est pas rare que les arbres fassent plus de 10 mètres : dans les forêts françaises, que ce soit les chênaies ou les forêts de conifères en montagne, les arbres font facilement autour de 20~30 mètres. Les plus grands arbres du monde, eux, poussent jusqu’à 115 mètres de haut.
Pourtant, si les plantes n’avaient pas une astuce bien à eux, ils ne pourraient pas mesurer plus de 10 mètres, tout simplement, car il serait impossible d’acheminer l’eau — et donc les nutriments — au delà de cette limite.
D’où vient cette limite ? Comment les arbres la contournent-ils ?
La pression hydrostatique et le baromètre
On va faire une expérience.
Remplissez votre évier d’eau, puis prenez un verre. Immergez le verre de façon à ce qu’il soit rempli d’eau. Ensuite, soulevez le verre avec le fond du verre vers le haut.
Remarquez maintenant que vous avez soulevé une partie de l’eau :
Cette expérience est simple à faire, et je pense que tout le monde l’a déjà faite, par exemple en faisant la vaisselle. Mais savez-vous pourquoi ça fait ça ? Savez-vous pourquoi l’eau arrive à rester dans le verre, même si on est plus haut que la surface ?
La raison est la pression de l’air qui s’exerce sur la surface libre de l’eau. Le verre constitue une cavité. L’intérieur du verre n’est pas en contact avec l’air. Par contre, l’eau dans votre évier est, lui, en contact avec l’air et en subit la pression : la pression atmosphérique.
L’air appui sur la surface libre de l’eau, avec une pression d’une atmosphère. Cette force est suffisante pour pousser l’eau dans la cavité du verre, même si cela veut dire de faire remonter l’eau plus haut que la surface, et donc de « défier la gravité » :
Maintenant, la pression normalisée de l’air est de 101 325 pascals (soit 1,013 bar), au niveau de la mer. Elle n’est donc pas infinie. Ceci signifie que la force exercée par l’air sur la surface de l’eau est limitée.
Du coup, si l’on réalise la même expérience, mais avec un tuyau de plusieurs mètres, alors l’eau ne sera poussée en haut que jusqu’à une certaine limite :
Quand la limite est atteinte, l’eau, bien qu’occupant initialement tout le tuyau, descend et laisse place à un vide. Ce « vide » est réellement du vide : ce n’est pas de l’air. Si l’on abaisse le tuyau, le vide disparaît, comblé par l’eau.
Physiquement, ce qui se passe, c’est que la colonne d’eau que l’on vient de créer possède une pression qui lui est propre. Lorsque la colonne d’eau est assez grande, sa pression s’équilibre avec la pression de l’air sur la surface libre de l’eau.
Résultat, l’air d’un côté et l’eau dans le tube ont la même pression et l’eau en particulier ne peut plus monter davantage : toute la hauteur de tuyau qui dépasse cette limite est donc « remplie de vide ». La pression tout en haut est alors nulle, 0 Pa.
Pour l’eau, une pression de 1,013 bar est atteinte quand la colonne mesure 10,197 2 mètres ; souvent arrondie à 10 mètres. Si l’on avait utilisé une colonne de mercure, qui est 13,5 fois plus dense que l’eau, alors la limite est d’autant plus faible et fait 76 centimètres, ou 760 millimètres.
On se sert d’une telle colonne de mercure comme baromètre : la pression atmosphérique varie au fil des jours, et donc la force que l’air exerce sur une surface libre de mercure également. Par conséquent, la hauteur du mercure dans le tube varie aussi.
Il suffit donc de mesurer la hauteur du mercure dans un tube fermé en haut, et on obtient la pression atmosphérique. Dans ces dispositifs, la pression est naturellement exprimée en « millimètres de mercure », ou « mmHg » (Hg étant le symbole chimique du mercure).
Historiquement, ces baromètres furent les premiers à être fabriqués. Ils sont néanmoins de moins en moins utilisés à cause de la toxicité du mercure.
Quoi qu’il en soit, dans un tube renversé dans un liquide laissé à pression atmosphérique :
- le mercure ne montera pas plus haut que 76 cm
- l’eau ne montera pas plus haut que ~10 mètres
Les arbres utilisent une pression négative
Si l’on ne considère les arbres que comme un ensemble de tuyaux dans lesquelles circule la sève plus ou moins liquide, alors la sève devrait pouvoir monter jusqu’à 10 mètres du haut… mais pas au-dessus !
Pourtant, certains sont bien plus hauts. Comment font-ils ?
Les arbres ont une petite astuce : ils utilisent, bien sûr, la pression de l’air pour aider à pousser la sève et l’eau en haut, mais ils se servent aussi d’une autre pression : une pression négative.
Dans un gaz, une pression négative n’existe pas. Les molécules d’un gaz sont libres : elles rebondissent les unes sur les autres et sur les parois de leur contenant. La pression n’est alors que la force de ces rebonds. Si l’on place un sac d’air dans le vide (parfait), même quelques molécules d’air suffiront à gonfler le sac, simplement parce que ces molécules tapent et repoussent les parois du sac vers l’extérieur. S’il ne peut y avoir de pression négative, c’est simplement parce qu’il ne peut y avoir moins que zéro molécules exerçant une force sur une surface donnée.
La chose est différent dans un liquide : ici, les molécules sont attachées les unes aux autres. Si l’on abaisse la pression, les molécules vont avoir tendance à rester ensembles, comme un élastique qui se contracte.
Si l’on met un sac rempli d’un liquide dans le vide, il ne gonflera pas. Pire, si l’on tire sur les paroies du sac, l’eau aura tendance à maintenir le sac sur lui-même.
C’est donc comme si on avait un sac où les parois tirent les unes sur les autres avec des élastiques : le sac tend à imploser quoi qu’il arrive sur le liquide.
Eh bien c’est cet effet que les arbres utilisent pour faire monter l’eau au delà la limite décrite par l’hydrostatique (les 10 mètres pour l’eau). De l’eau s’évapore des feuilles des cimes : il se forme alors un vide d’eau et une importante pression négative, jusqu’à −15 bars naît :
Cette pression est suffisante pour — théoriquement — tirer l’eau jusqu’à environ 150 mètres de haut, s’il le fallait, et donc beaucoup plus haut que les 10 mètres obtenus avec la seule pression de 1,013 bars atmosphérique. La vraie limite de la taille d’un arbre, sous ce principe, serait donc d’environ 150 mètres et non pas 10 mètres. Pour le moment, aucun arbre aussi haut n’a été observé, ce qui tend plutôt à confirmer toute cette théorie.
Mais l’eau ne bout-il pas placé dans un vide ?
Normalement, quand un liquide est placé dans un vide, il bout : la pression est assez faible et il apparaît des poches de vapeur au sein du liquide. Au niveau de la mer sous pression atmosphérique, ceci n’apparaît que dès 100 °C.
Mais si l’on baisse la pression, l’eau peut bouillir à n’importe quelle température. En haute montagne, comme sur l’Everest, l’eau bout à 80 °C. Mais sous des pressions encore plus basses, elle peut même bouillir à 20 °C. Il suffit de baisser suffisamment la pression.
Cependant, si le liquide est suffisamment pur, ceci n’arrive pas. Et pas seulement l’ébullition : l’eau peut rester liquide à des températures inférieures à 0 °C (surfusion) ou supérieures à 100 °C (surchauffe), même à pression ambiante.
L’eau peut ne pas bouillir et rester entièrement liquide. Ceci peut également avoir lieu à basse pression : l’eau peut donc ne pas bouillir sous −15 bars, donc lorsqu’on « tire » sur sa surface avec une force suffisante pour provoquer 15 bars de pression dans l’autre sens.
La condition à avoir pour ces trois cas (surfusion, surchauffe et eau liquide sous très basse pression) est l’absence de sites de nucléation dans l’eau.
Les bulles de vapeur (ou les cristaux de glace) apparaissent sur les impuretés présentes dans l’eau (poussières, bulles…). Quand il n’y en a pas, l’eau reste à l’état liquide. L’eau est alors dans un état métastable : une petite impureté suffit à la faire bouillir ou geler instantanément, mais si l’on n’y touche pas, l’eau reste liquide.
Maintenant, si les feuilles font évaporer de l’eau, c’est qu’il y a une ouverture, et donc l’air peut rentrer, former des bulles, produire des sites de nucléation et provoquer une ébullition.
Ceci n’arrive pas non plus sur les arbres, car l’ouverture au niveau des feuilles est microscopique : 20 à 200 nanomètres seulement. À cette échelle, la tension de surface de l’eau dans ces ouvertures est plus forte que la tendance de l’eau à former des bulles de vapeur. Seules les molécules en surface arrivent à s’évaporer une par une, mais le reste se maintient à l’état liquide. Et comme j’ai dit, si de l’eau s’évapore, il se forme un vide d’eau et donc une pression négative.
Les pressions négatives dans les liquides sont aussi ce qui permet à un cylindre hydraulique de fonctionner. Une pelleteuse tend son bras en envoyant de l’huile dans les cylindres. Mais si l’huile se mettait à bouillir, il serait impossible de rentrer un bras déployé : le bras resterait tendu en avant et l’huile bouillirait jusqu’à ce que la vapeur d’huile remplisse le cylindre, sans produire aucune force hydraulique.
Et la pression osmotique ? et la capillarité ?
La pression osmotique, c’est le nom donné à la force (la pression) qui pousse l’eau à aller d’un endroit faiblement chargé en soluté vers un endroit fortement chargé en soluté. Par exemple, entre deux cellules aux concentrations en sels minéraux différentes :
Ce phénomène est provoqué par le sel lui-même : le potentiel chimique créé par le sel en solution va pouvoir provoquer un déplacement d’eau de la cellule avec un haut potentiel (peu de sel) à la cellule avec un plus faible potentiel (beaucoup de sel).
Le vivant met ceci également à profit, y compris les animaux et l’être humain. C’est principalement la pression osmotique qui permet aux cellules de rester hydratées (sauf si on boit l’eau de mer, salée, qui nous déshydraterait !).
Cela dit, ce phénomène ne peut pas expliquer le fait que certains arbres poussent dans des environnements fortement chargés en minéraux. Si la pression osmotique était la seule à opérer, alors l’eau serait au contraire drainée hors de la plante, et pas dedans.
Quant à la capillarité, le phénomène qui permet à l’eau de remonter légèrement dans une paille, ou de remonter dans un morceau de sucre, c’est un phénomène lié à la tension de surface. L’eau tend à légèrement remonter sur les parois d’un tube, et ceci d’autant plus que le tube est fin.
Ceci dit, avec un tube de 200 micromètres (du diamètre des cellules des arbres), la capillarité seule ne permet à l’eau que de monter sur un mètre seulement. Très loin de la taille d’un arbre, donc.
Il n’est cependant pas interdit que l’ensemble de ces phénomènes jouent à leurs niveaux propres, pour apporter l’eau, mais aussi les nutriments, partout dans l’arbre. L’eau n’est effectivement pas tout ce qui est transporté par la plante.
Conclusion
Cet article est un autre dans la série destinée à montrer l’étonnant monde des végétaux, le précédent étant sur le mécanisme qui permet au tournesol de suivre le Soleil durant la journée.
On montre ici que les arbres peuvent défier les phénomènes physiques basiques (pression hydrostatique) et utiliser des choses bien plus complexes (évaporation, pression négative d’un liquide) auquel on ne pense pas forcément au premier abord.
Ressources :