Fin 2021, l’agence spatiale européenne (l’ESA) a utilisé un lanceur Ariane pour envoyer dans l’espace le télescope spatial « Webb » de la NASA, aussi appelé « James Webb Space Telescope », ou JWST.
Le JWST est le successeur du télescope spatial Hubble, qui nous a fait parvenir des images spatiales durant 25 ans. Si Hubble est en orbite basse autour de la Terre (à peine plus loin que l’ISS), le JWST ne sera pas envoyé en orbite, mais à un endroit appelé point de Lagrange 2.
C’est quoi un point de Lagrange 2 ? C’est l’objet de cet article.
Les points de Lagrange
Joseph Louis de Lagrange était un mathématicien et astronome franco-italien du XVIIIᵉ siècle. Il a contribué très largement à ses domaines. Pour celui de l’astronomie, il est surtout connu pour les points de Lagrange.
Les points de Lagrange sont définissables dès que l’on a un système formé de deux astres, l’un en orbite de l’autre.
Ces points répondent à la question « considérant ces deux astres, peut-on placer un troisième astre de telle sorte que leur position relative ne change pas ? »
En somme : existe-t-il une solution du problème à trois astres où les astres sont immobiles « verrouillées » entre eux ?
La réponse est oui, et ces points sont appelés les points de Lagrange, et il en existe un total de 5, notés L1, L2, L3, L4 et enfin L5.
En un point de Lagrange, les forces de gravitation exercées par les trois astres entre-eux présentent un certain équilibre, où toutes les forces s’annulent et les trois astres en bougent pas entre-eux. Du point de vue du système à 3 points (les deux astres et nous au point de Lagrange), ce triangle, donc, ne change pas. Tous les astres tournent au même rythme et l’ensemble reste figé.
Le couple Terre-Lune par exemple présente 5 points de Lagrange. Tout comme le couple Terre-Soleil, ou encore Mars-Soleil. Le couple Soleil-Lune ne fonctionne pas, car la Lune n’est pas un satellite du Soleil (c’est un satellite de la Terre).
On va voir comment sont définis les 5 points de Lagrange, en commençant par le plus simple et le premier : le point L1.
Le point L1
Lorsque l’on a deux astres, comme la Terre et la Lune, il y a un point de l’espace situé entre les deux où leur attraction gravitationnelle s’équilibre. Autrement dit, en ce point, on ne tombe ni vers la Terre, ni vers la Lune. On est « suspendu » entre les deux.
Jules Verne dans de la Terre à la Lune, nous explique ça, dans le cas d’un boulet de canon tiré depuis la Terre vers la Lune :
À mesure que [le boulet] s’éloigne de la Terre, l’action de la pesanteur [terrestre] diminue […].
En conséquence, la pesanteur du boulet décroîtra rapidement, et finira par s’annuler complètement au moment où l’attraction de la Lune fera équilibre à celle de la Terre, c’est-à-dire aux quarante-sept cinquante-deuxièmes du trajet.
En ce moment, le projectile ne pèsera plus, et, s’il franchit ce point, il tombera sur la Lune par l’effet seul de l’attraction lunaire.
— Jules Verne, dans De la Terre à la Lune
Ce que Jules Verne désigne par « le moment où l’attraction de la Lune fera équilibre à celle de la Terre » correspond au moment où le boulet passe le point L1.
Ce point est situé sur l’axe passant par les deux astres. Si ces astres ont des masses sensiblement différentes, le point L1 sera plus proche de l’astre le moins massif.
C’est pourquoi il est dit que le point d’équilibre entre la Lune et la Terre est à 47/52ᵉ de la distance entre la Terre et la Lune (soit environ 90 % de la distance).
Dans le cas du couple Terre-Soleil, la Terre est d’une masse de seulement 0,000 3 % de celle du Soleil : le point L1 est donc bien plus proche de la Terre que du Soleil, situé à 99 % de la distance Soleil-Terre :
Positions relatives du Soleil, de la Terre, et de L1 entre les deux. Figure non à l’échelle. (source)
Maintenant il faut voir que tous ces astres ne sont pas immobiles : La Terre orbite le Soleil et lui tourne autour en une année. Vu depuis Mars, par exemple, on verrait aussi la Terre bouger par rapport au Soleil.
Vu du point L1 cependant, la Terre ne change pas de position par rapport au Soleil. On reste à un endroit fixe par rapport à ces astres, toujours entre les deux.
Bien sûr, une petite perturbation suffit pour nous approcher soit d’un astre, soit de l’autre. Et si ça arrive, on finira par tomber vers celui-ci. Le point L1 est un équilibre instable.
Une autre façon de voir ce point, c’est d’un point de vue des orbites. Normalement, plus on est proche du Soleil, plus notre vitesse est rapide (pour compenser la force d’attraction, plus grande : ce sont les lois de Kepler). Donc une sonde spatiale située entre le Soleil et l’orbite de la Terre devrait normalement se déplacer plus rapidement que la Terre.
Or, si l’astre est situé entre la Terre et le Soleil, alors l’attraction de la Terre compense une partie de celle du Soleil. Résultat : la période orbitale diminue.
Le point de Lagrange 1 est le point où l’augmentation de la vitesse orbitale due au rapprochement au Soleil est exactement compensée par la réduction de la vitesse orbitale due à la présence de la Terre.
En ce point, la période orbitale est donc égale à celle de la Terre tout en étant sur une orbite plus petite. La Terre et un astre situé en L1 ont donc la même période orbitale et tourne donc de façon synchrone, restant alignés.
Ce point L1 n’est pas le seul à être en équilibre de cette façon. Joseph Lagrange a démontré qu’il y en avait 5. Voyons les autres points.
Le point L2
Ce point est, comme le point L1, situé sur l’axe portant les deux astres. Si le point L1 est situé entre les deux astres, le point L2 est à l’inverse situé « à l’extérieur ». Ce dernier est continuellement dans l’ombre de la Terre, à l’abri de la lumière du Soleil :
Positions relatives du Soleil, de la Terre, et de L1 et L2. L2 se situe à l’extérieur, du côté de la Terre. Figure non à l’échelle. (source)
Son existence relève à nouveau de l’addition des forces gravitationnelles du Soleil et de la Terre.
Plus on s’éloigne du Soleil, plus les périodes orbitales sont longues. Si l’on se trouve dans l’alignement de la Terre et du Soleil, on subit la force gravitationnelle du Soleil, mais maintenant, celle de la Terre vient s’y additionner : l’attraction est donc plus forte et réduit la période orbitale.
Si l’on se situe sur cet alignement mais à la bonne distance, alors l’allongement de la période orbitale due à l’éloignement au Soleil est exactement compensé par la réduction de la période orbitale due à la présence de la Terre. Cette bonne distance de la Terre, c’est le point L2.
Résultat : la période est la même que celle de la Terre (1 année terrestre) tout en étant située sur une orbite plus grande.
L2, tout comme L1, est également un point d’équilibre instable. Il suffit qu’on soit légèrement dévié du point L2 pour que l’on finisse sur une orbite plus rapide ou plus lente, et l’on finit par se désaligner de l’axe Soleil-Terre, et sortir de L2.
Le point 3
Comme L2 qui est situé à l’extérieur du segment Soleil-Terre du côté de la Terre, le point L3, lui, est situé à l’extérieur, mais du côté du Soleil. Ce point est invisible depuis la Terre : il est toujours masqué par le Soleil. La science-fiction s’en donne à cœur joie en y plaçant des « anti-Terre » machiavéliques.
Pour qu’il soit toujours à l’opposé de la Terre, il doit avoir la même période orbitale que la Terre, et donc sur la même orbite :
Positions relatives du Soleil, de la Terre, et les points L1 à L3. L3 se situe à l’extérieur, du côté du Soleil. Figure non à l’échelle. (source)
En réalité, si l’on est de l’autre côté du Soleil et sur l’orbite de la Terre, on doit, tout comme pour L2, compenser la force de gravitation de la Terre, en plus de celle du Soleil, pour retrouver la même période orbitale. Le point d’équilibre des forces à cet endroit se nomme L3 et est donc un peu plus loin que l’orbite de la Terre.
Une autre complication doit également être mentionnée : le Soleil n’est pas immobile vis-à-vis de la Terre : il orbite le barycentre {Soleil, Terre} qui se trouve très légèrement déplacé par rapport au centre du Soleil. Notre étoile est un peu plus éloignée de la Terre que ce qu’on a tendance à penser. Inversement, le Soleil est donc un peu plus proche de L3 que de L2.
Tout ceci est vrai dans le cas où l’on placerait en L3 un corps de masse totalement négligeable devant celui du Soleil et de la Terre, comme une sonde spatiale ou un petit astéroïde.
Les points L4 et L5
Les points L4 et L5 sont situés à un angle de 60° par rapport à l’astre le moins massif, L4 en avance sur l’orbite et L5 en retard :
Positions relatives du Soleil, de la Terre, et des cinq points L1 à L5. L4 et L5 sont situés sur l’orbite de la Terre, avec un angle de 60° en avance et en retard (respectivement) par rapport à la Terre. Figure non à l’échelle. (source)
Les deux derniers points sont un peu plus compliqués à expliquer. Ce sont pourtant les seuls qui soient stables, c’est-à-dire que si l’on y place un astre, il aura tendance à y revenir si jamais il devait s’en écarter légèrement.
Pour comprendre L4 et L5, il faut revenir à la question que se posait Joseph Louis de Lagrange : il souhaitait savoir s’il existait des points de l’espace d’où l’on pouvait observer deux astres continuellement dans la même configuration spatiale. En gros, que les deux astres et le point de Lagrange ont un mouvement fixe entre eux.
Sous cette définition, les points L4 et L5 nous apparaissent lorsque l’on a le raisonnement suivant.
Plaçons-nous par exemple au point L4 du système {Soleil, Terre}. On est alors sur la même orbite que la Terre, en avance de celle-ci de 60° et à la même vitesse.
Si l’on devait être dévié en direction de la Terre, l’attraction terrestre nous accélérerait. L’effet de bord de ceci serait un élargissement de notre orbite, à cause de la vitesse, ce qui finirait alors par s’éloigner du Soleil. Or en s’éloignant, notre vitesse diminuerait, nous repoussant sur l’orbite initiale. Si l’on devait être dévié vers l’avant, l’attraction terrestre diminuerait, et on serait là aussi poussé sur une orbite un peu plus éloignée du Soleil, ce qui nous ralentirait et on serait rattrapé par la Terre et remis en L4.
Les points L4 et L5 existent, car on a, à 60° angulaires en avance et 60° en retard sur l’orbite terrestre, un équilibre entre notre vitesse sur cette orbite et les forces de gravitation de la Terre et du Soleil. En dehors de ces deux points, ces forces existent, mais elles ne sont pas à l’équilibre : un satellite qu’on y placerait finirait soit par se diriger inévitablement vers l’un des deux astres, soit au contraire par être éjecté de l’orbite.
En réalité, il y a une large zone plus ou moins centrée sur L4 et L5 où un satellite tend à rester si on l’y envoie. L4 et L5 sont les points de cette zone où l’équilibre est le plus fort, mais la zone de stabilité est en réalité assez large.
Astres naturels sur des points de Lagrange
Ce que je n’ai pas dit ci-dessus, c’est que la stabilité des points L4 et L5 est soumise à la condition que le rapport de masse des deux astres soit supérieur à 24,96. Cette condition est respectée pour la Terre est la Lune, ainsi que toutes les planètes avec le Soleil.
En particulier, on peut prendre le couple {Soleil, Jupiter}. Jupiter est la plus massive des planètes (plus massique que toutes les autres, réunies). Son influence gravitationnelle est considérable. Avec le temps Jupiter a fini par attirer vers lui un grand nombre d’astéroïdes qu’il a « capturé » dans la ceinture d’astéroïdes. Une partie de ces astéroïdes sont désormais aux points de Lagrange du couple {Soleil, Jupiter}. On en dénombre plus de 7 000, même si on estime leur nombre réel à plus d’un million.
On parle des astéroïdes troyens de Jupiter, formant deux groupes, parfois appelés « le camp des Grecs » autour de L4 (et ces astéroïdes portent des noms de héros grecs de la bataille qui les opposèrent aux Troyens) et « camp des troyens » autour de L5 (portant des noms de héros de Troyes — oui les scientifiques aiment s’amuser).
Ces astéroïdes sont nombreux :
Localisation des astéroïdes dans le système solaire interne. Les astéroïdes troyens de Jupiter sont en vert. (image)
Neptune est également connu pour avoir quelques satellites troyens, issues de la ceinture de Kuiper. On leur a donné des noms d’Amazones, les guerrières de la Guerre de Troyes, à nouveau en référence à la mythologie grecque. On en dénombre à ce jour 28, mais il est estimé que Neptune pourrait avoir davantage de gros troyens (> 100 km) que Jupiter.
Les autres en présentent également, mais beaucoup moins : 9 pour Mars, 2 pour Uranus, 1 temporaire pour Vénus et même 2 pour la Terre. Saturne ne semble pas avoir d’astéroïdes troyens, mais certaines de ses (très nombreuses) lunes possèdent des périodes orbitales synchrones : par exemple, la lune Téthys est assez massive pour avoir capturé les lunes Telesto et Calypso, qui sont beaucoup plus petites. Telesto et Calypso sont donc troyens de Téthys sur son orbite autour de Saturne.
Toute cette mécanique céleste est donc bien intriquée, mais je vous assure que vous n’avez encore rien vu : le seul système solaire est le siège d’un grand nombre de choses particulièrement belles et étonnantes.
Et le JWST du coup ?
Pour ce qui est du JWST, il orbite autour du point L2, c’est-à-dire dérrière la Terre par rapport au soleil.
Bien qu’on lise qu’il se trouve en L2, ce n’est pas exact : en réalité il orbite le point L2, à une distance située entre 250 000 et 832 000 km de L2 (donc entre 0,7 et 2,1 distances Terre-Lune tout de même du point) :
Le JWST se positionne en réalité en orbite autour du point L2, d’où la « boucle » au bout de sa trajectoire. (image)
Cette zone n’est pas stable. Le JWST a donc des boosters pour regagner sa place en cas de déviation. Néanmoins, sur la période de 5-10 ans qui est sa durée de vie programmée, la déviation est faible et peut être considérée comme stable. Quand on dit que L1, L2 et L3 sont instables, c’est principalement sur des périodes astronomiques, littéralement.
Aussi, le télescope n’est donc pas dans l’ombre de la Terre, ni de la Lune, ce qui lui permet de profiter 24h/24 de l’usage de panneaux solaires, qui constituent la source d’énergie principale du télescope.
Le tout, bien sûr, en étant toujours dans la même direction par rapport au Soleil, vu de la Terre.
D’autres articles
Quelques articles (de ce blog) supplémentaires sur le système solaire ?
"Aussi, le télescope n’est donc pas exactement dans l’ombre de la Terre, mais seulement sa pénombre"
Il semble au contraire que son orbite autour de L2, perpendiculaire à l'axe Terre-Soleil, soit prévue pour qu'il ne se retrouve pas non plus dans la pénombre de la terre, afin de maintenir une alimentation constante en énergie via ses panneaux solaires.
Juju écrit :
J'aime ces articles !...
"Les deux derniers points sont un peu plus compliqués à expliquer. Ce sont pourtant les seuls qui soient stables, c’est-à-dire que si l’on y place un astre, il aura tendance à y si jamais il devait s’en écarter légèrement."
Ne manque-t-il pas REVENIR ?...