À l’image de ce que j’avais fait pour les figures de Mandelbrot, où j’avais expliqué ce qu’on voyait lorsqu’on avait une figure de Mandelbrot (les fractales) sous les yeux, voici le moment de faire la même chose pour les figures « en papillon » d’un attracteur de Lorenz.
Je suis à peu près sûr que tout le monde les a déjà vu et que tout le monde les associe au chaos ou à l’effet papillon. Malgré cela, je pense également que très peu de gens ne savent ce que ces figures représentent. Et c’est bien dommage.
En effet, ces figures en papillon sont plutôt jolies et complexes. Connaître leur origine peut permettre de les apprécier encore davantage !
Disons tout de suite que les fonctions mathématiques qu’elles dont ces figures sont le représentation sont extrêmement simples : c’est du niveau lycée. Ce sont essentiellement des équations différentielles du premier ordre, mais dont les paramètres sont choisis d’une façon qui permet de faire ressortir des comportements assez particuliers dans les nombres.
Voyons tout cela.
Un système chaotique
Dans le langage courant, quand on parle d’une situation chaotique, on parle de quelque chose de désordonné, confus, ou encore imprédictible. Il s’agit là d’une erreur : un système chaotique est tout sauf imprédictible.
Au contraire : tous les systèmes décrits mathématiquement — chaotiques ou non — sont parfaitement déterministes. Le mot important ici est « décrit » : un système correctement mis en équation sera toujours parfaitement prédictible. Mais il faut le décrire correctement.
Dans le domaine des mathématiques, et même en physique, le chaos n’est pas quelque chose d’imprédictible. Un système est dit chaotique dès lors qu’il est particulièrement sensible aux conditions initiales.
Cela signifie que vous n’avez qu’à changer très légèrement un seul paramètre initial, et le système évoluera de façon totalement différente.
Prenons un exemple.
Comme système non chaotique, on peut prendre la chute des corps : que l’on fasse tomber une pomme de 1,0 mètre ou de 1,0001 mètre, la pomme tombera par terre et au même endroit : le résultat sera identique.
Comme système chaotique maintenant, prenons un ensemble de boules de billard que l’on vient frapper. Même en étant très précis, vous ne pourrez — humainement parlant — jamais taper exactement au même endroit et avec la même force deux fois de suite. Résultat, vous n’aurez jamais deux parties qui vont se ressembler :
Même si l’on essaye de taper la boule au même endroit, il suffit d’un tout petit écart pour obtenir un résultat totalement différent après plusieurs chocs entre les boules. Le jeu de billard est donc très sensible aux écarts : on dit que le jeu du billard est un système chaotique.
Cela ne veut pas dire que l’issue du jeu ne soit pas prédictible pour autant : dès l’instant où l’on a frappé la boule blanche, on connaît sa vitesse et sa position, et donc là où elle va aller et avec quelle force. On peut donc déterminer avec une précision absolue où chaque boule va se rendre. Mais pour cela, l’on doit connaître leur position exacte et la force de frappe du joueur. Et ça, en pratique, c’est difficile.
Une simulation d’un jeu de billard que l’on joue plusieurs fois de suite donnera le même résultat si les frappes sont identiques. Mais comme dans la vie réelle il est impossible d’obtenir deux frappes parfaitement identiques, il est également impossible d’obtenir deux parties identiques.
Le côté chaotique découle simplement du fait que taper un tout petit peu à droite, ou un tout petit peu à gauche va modifier complètement le comportement des boules.
Ceci rejoint le fameux « effet papillon », selon lequel le vent produit par le battement des ailes d’un papillon va totalement modifier les écoulements de l’air et finir par produire un ouragan 10 000 km plus loin. Ici c’est pareil : frappez la boule un tout petit peu à droite, et les chocs des autres boules s’en trouvent modifiées aussi, et leur positions finales également.
Et les figures en papillon ?
Les figures des attracteurs de Lorenz, appelées « figures en papillon » apparaissent en 1963 grâce au météorologue Edward Lorenz. Lorenz cherchait à modéliser l’atmosphère et à comprendre son comportement, qui était très difficilement prédictible car très sensible aux changements.
Pour faciliter les calculs, il mit au point un triplet d’équations, censé représenter de façon très simplifiée un système particulièrement sensible aux paramètres initiaux :
$$\begin{cases} \frac{dx}{dt} = \sigma \left(y(t) - x(t) \right) \\ \frac{dy}{dt} = \rho \text{ }x(t) - y(t) - x(t)z(t) \\ \frac{dz}{dt} =x(t)y(t) - \beta \text{ }z(t) \end{cases}$$
Où σ, ρ et β (lire sigma, rho et beta) sont des paramètres initiaux : de simples nombres (positifs ici), qui font varier les fonctions.
x, y, et z sont ici les positions sur les trois coordonnées de la courbe à un moment t donné. dx/dt, dy/dt, dz/dt sont les fonctions dérivées, décrivant la variation de ces trois coordonnées au cours du temps.
Enfin, on constate que chaque coordonnée dépend des deux autres : la variation de x — donc dx/dt — dépend de y et z par exemple. Ce triplet d’équations interdépendantes est donc un système d’équations différentielles.
L’ensemble produit le tracé d’une courbe dans un espace en trois dimensions :
Cette figure-ci est le début d’une courbe du système d’équations un peu plus haut. J’y fais 1 100 itérations de calcul. La figure d’en-tête est réalisée en itérant 2 000 000 de fois (d’où le grand nombre de boucles visibles).
Systèmes stables et instables
Généralement, un système quelconque tend soit vers une situation stable, soit vers une situation instable.
Dans le cas d’un système stable, cela se traduit par un « point fixe » sur la figure de Lorenz : un point de l’espace où la courbe semble se diriger et surtout y rester :
Dans cet exemple, on part du point blanc et on laisse faire les fonctions. On remarque que si on itère assez longtemps, la courbe converge vers le point central de « l’aile » droite du dessin du papillon. Peu importe ce qu’on fait : si la fonction est stable, la fonction convergera vers ce point point, même si l’on partait d’un autre point blanc.
C’est le cas de l’exemple de la pomme : peu importe où l’on jette la pomme, elle finira toujours par retomber par terre, sur le sol, par gravité. On peut aussi prendre une bille dans un évier : si on fait tourner la bille comme à la roulette au casino, alors la bille tombera toujours dans le drain de l’évier. C’est un système stable.
Tous les systèmes ne sont pas comme ça. Certains, beaucoup même, sont instables. Dans ce cas, la figure en papillon présente des « ailes » entre lesquelles la courbe semble osciller. Les oscillations peuvent ne jamais se stabiliser complètement. C’est le cas pour la figure suivante :
Ici, le système est instable : on peut itérer autant que l’on veut, la figure oscillera de façon instable entre la gauche et la droite, à l’infini. Il n’y a aucune convergence.
Dans ces deux figures, j’ai noté les paramètres σ, ρ et β.
Remarquez que ces deux figures sont faites avec des paramètres très proches : σ et ρ sont même identiques pour les deux figures. La seule différence porte sur β, dont le onzième chiffre après la virgule passe de 6 à 7 (donc un changement de 0,000000001 % sur un seul des trois paramètres). Cette minuscule différence est tout ce qu’il aura fallu pour passer d’un système stable à un système instable.
Quand on dit que le système est « sensible », c’est précisément de cela que l’on parle.
Et l’attracteur de Lorenz ?
En étudiant les système chaotiques, on peut trouver le terme d’attracteur de Lorenz. Ces choses, des figures issues d’équations également, sont liées aux figures qu’on a déjà vu plus haut.
En fait, sur les figures en papillon plus haut, on part d’un point : c’est le point initial sur les figures, les coordonnées de départ. Ensuite on fait évoluer les équations et l’on trace sa représentation pour obtenir les figures. Chaque courbe correspond à un point de départ.
Mais le point de départ d’où part la courbe, peut lui aussi être paramétré : pour chaque point de départ existe donc une courbe de Lorentz.
On peut dès lors créer une animation où l’on voit les positions instantanées de plusieurs points simultanément. On peut en voir une vidéo sur Wikipédia.
On constate sur la vidéo que les 25 000 points décrivent des trajectoires qui semblent tous aller sur une figure de Lorenz. Les points sont comme forcées à suivre cette trajectoires. On dit que cette figure « attire » tous les points autour de lui, d’où son nom « d’attracteur ». Cela rappelle un peu le mouvement d’astres légers autour d’astres plus massifs, typiquement deux trou-noirs ici.
Cela modélise le fait que tous les points d’un ensemble finissent par osciller de façon chaotique. Autrement dit, pour un système physique décrit avec des équations comme ça, il n’existe pas de comportement stable.
Reprenant l’analogie de trou noir, si deux trous noirs (ou deux astres quelconques) orbitent l’un autour de l’autre, alors un troisième astre qui orbite entre les deux va suivre des trajectoires chaotiques et instables.
Un autre exemple de système instable bien connu est le cas d’un double pendule (un pendule accroché au bout d’un autre pendule), ou encore de l’évolution des masses d’air en météo, ou celle d’un ensemble de parties de billard.
Conclusion
À la question « que voit-on sur une figure de Lorenz ? », on peut donc répondre qu’il s’agit de la courbe représentative d’un système d’équations différentielles bien choisies. Rien de plus difficile. La chose intéressante est la nature même de cette courbe : ce n’est pas n’importe laquelle. Cette courbe est celle d’un système chaotique.
Un peu plus haut, on a vu qu’une variation d’un milliardième de pourcent sur un seul des paramètres suffit pour passer d’un système stable à un système instable. C’est ça la définition d’un système chaotique : tout est prédictible, à condition d’avoir une mesure très précise des données de départ. Si l’on se trompe ne serait-ce que d’un poil, alors toutes nos prédictions peuvent finir fausses.
Or, et c’est là que ça devient intéressant, en mathématique et en théorie, tout est prédit avec une précision infinie : tout est donc déterministe. Mais en pratique, dans le monde physique, l’on travaille avec des mesures ; mesures qui sont entachées d’erreurs et d’incertitudes. La réalité d’un système chaotique est donc déterministe, mais comme on ne peut en mesurer l’état complètement, elle est non-déterminable en pratique !
On peut résumer cela :
Les systèmes chaotiques sont par définition déterministes mais non déterminable.
Ceci est exactement ce qu’on fait en météorologie (ce qui est d’ailleurs ce sur quoi Edward Lorenz travaillait). Prévoir le temps est difficile, car il y a des centaines de paramètres à prendre en compte, et l’évolution des courants d’air et des particules de l’atmosphère ont des comportements chaotiques. On arrive donc à prévoir à peu près la température sur un jour ou deux, peut-être trois. Mais au-delà, ce sont seulement des « suppositions éclairées », avec des faibles indices de confiance. Il aura suffit qu’il ait fait 0,1 °C de plus, ou juste un peu plus humide avant-hier, pour qu’après-demain passe de beau temps à pluie forte.
Quoi qu’il en soit, même sans comprendre ou accepter les multiples applications dans le monde réel des mathématiques sous-jacents aux équations de Lorenz, les figures de Lorenz, ou « figures en papillon » restent jolies et suscitent la curiosité. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit cet article.
Ces figures ne sont pas difficiles à créer. Quelques lignes de code informatique suffisent.
Les images de cet article proviennent de mon générateur de figures de Lorenz que j’ai fait pour l’occasion (n’hésitez pas à changer la couleur, l’épaisseur du trait, le nombre de points…) : Générer des figures de Lorenz.
Allez aussi voir mon article sur les figures de Mandelbrot, ou fractales.
Notes
Notons bien que l’on parle ici de Lorenz, et non pas Lorentz.
Le premier — Edward Lorenz — est le météorologe qui a travaillé sur les phénomènes chaotiques.
Le second — Hendrick Aanton Lorentz — est un physicien qui a donné son nom à la force de Lorentz en magnétisme, ainsi qu’à la transformation de Lorentz en relativité.