On trouve des bouts de science dans les endroits les plus improbables : aujourd’hui, parlons de cuillères à glace. Celles utilisées par les glaciers, avec un manche en aluminium très épais, comme celle-ci :
Elles sont appelées cuillères à manches eutectiques.
Alors quel est le délire derrière cet ustensile au nom barbare ?
Et bien elle permet de faire des boules à glace avec une simplicité redoutable, même dans de la glace très froide et très dure, là où une cuillère normale restera coincée à peine l’avez-vous planté dedans.
Mais comment ça marche ?
En fait il y a deux choses.
Une cuillère massive en aluminium
Tout d’abord, la cuillère toute entière est un gros bloc aluminium.
L’astuce est que cela permet d’emmagasiner une bonne quantité de chaleur, et donc de rester chaud et faciliter la découpe de crème glacée. De plus, l’aluminium a un excellent coefficient de conductivité thermique. Cela lui permet d’absorber la chaleur de la main pour la transférer rapidement à l’autre bout de la cuillère et ainsi faciliter encore plus le travail du glacier.
Les glaces étant généralement servies en été, c’est alors le soleil qui réchauffe la cuillère.
Un manche creux rempli d'un mélange eutectique
Le second point concerne le manche : il est creux et rempli de liquide !
Ce liquide est là pour augmenter encore plus la transfert de chaleur du manche vers la partie de la cuillère en contact avec la glace (le liquide transporte plus facilement la chaleur qu’un solide, notamment grâce à la convection), mais aussi d’absorber une quantité encore plus importante de chaleur.
Ce liquide, un mélange d’eau-glycérol, peut rester liquide jusqu’à −38°C.
Le truc étonnant, c’est que l’eau devient solide à 0 °C et le glycérol à +18 °C, mais le mélange se comporte comme un liquide unique possédant un point de fusion beaucoup plus bas que celui de constituants pris séparément, en l’occurrence, le point de fusion du mélange est de −38 °C !
C’est de là que vient le terme d’eutectique : un mélange eutectique se comporte comme un corps pur, alors que normalement un des constituants du mélange devrait déjà se solidifier quand on passe sous son point de fusion.
Le mélange eau-glycérol est (ou était) parfois utilisé comme antigel ou liquide de refroidissement dans les voitures ou les avions. Le mélange eau-éthanol était également relativement commun dans les vieux avions à hélice.
Le choix d’un mélange eutectique contenant de l’eau plutôt qu’un autre liquide simple s’explique par la capacité thermique de l’eau : l’eau peut emmagasiner des quantités énormes de chaleur (bien plus que les métaux ou la brique). Cela rend donc l’emploi de l’eau très intéressante ici (et c’est aussi la raison pour laquelle l’eau éteint si bien le feu).
Ces cuillères ne doivent pas être placées dans le lave vaisselle et doivent au contraire être lavées à l’eau tiède ou froide, pour éviter au liquide à l’intérieur de perdre ses propriétés ou au manche d’augmenter en pression.
Le même phénomène impliquant un mélange au point de fusion plus bas que ses constituants est celui qui permet au sel d’abaisser le point de fusion de l’eau jusqu’à −21°C : à la fois le sel et l’eau sont solides à cette température, mais le mélange est lui, liquide. On s’en sert ainsi pour déneiger les routes, en hiver.
Les mélanges eutectiques sont relativement courants. Certains alliages métalliques fondent à une température plus basse que les métaux purs qui le constitue. Un des plus impressionnant est peut-être l'alliage eutectique composé d'indium et de gallium : frotter les deux métaux solides ensembles a pour effet de les liquéfier à vue d’œil !
Enfin, le même phénomène peut se présenter au point d'ébullition d'un mélange de deux corps. Si le mélange bout comme un seul corps alors que les constituants bouilliraient à des températures différentes, on parle d'azétropisme. La température d'ébullition du mélange peut alors être abaissée (azéotropisme négatif) ou élevée (azéotropisme positif).