En maths, un beau jour au lycée, on décide de vous parler de la fonction exponentielle : une fonction qui croît plus vite que les autres, dont la dérivée est égale à la fonction elle-même et que l’on retrouve soi-disant un peu partout en sciences. Sauf qu’on ne dit pas toujours d’où sort cette fonction, ou la constante ℯ qui lui est liée. Je trouve ça un peu dommage, car comme toute chose, en sciences ou ailleurs, son origine n’est pas le fruit du hasard.
Dans cet article, à la façon dont j’avais expliqué l’origine géométrique des fonctions trigonométriques, je vais tenter d’expliquer d’où sort la constante ℯ ainsi que la fonction exponentielle qui en découle.
Une croissance « exponentielle » ?
« Exponentiel » est un terme associé généralement à une idée de croissance (ou une décroissance) : on parle alors de « croissance exponentielle ». L’idée derrière ça est celle d’une variation bien particulière : d’une population, d’une quantité d’argent, d’une quantité d’atomes, d’une masse…
Toutes les fonctions varient, mais certaines vont un peu plus loin : ce sont celles qui traduisent la variation d’une valeur et dont le taux de variation dépend de la taille de cette valeur. Ces fonctions, donc, varient selon les valeurs qu’elles prennent et non plus seulement selon une grandeur arbitraire, telle une constante.
Exemple : les intérêts bancaires
Prenons l’exemple du système des intérêts bancaires. Quand on parle du taux d’intérêt d’un livret d’épargne, on parle de la quantité d’argent que la banque nous donne, chaque année. On sait que cette quantité dépend directement de la somme que nous avons placé sur ce livret : plus on a d’argent, plus les intérêts sont importants, et donc plus la croissance du montant est elle aussi importante.
Le système utilisé est une forme de fonction exponentielle : les intérêts dépendent de la somme sur le livret. De plus, si vous ne touchez pas à votre argent, alors les intérêts vont, d’année en année, produire des intérêts aussi, et donc augmenter d’autant plus votre épargne, et ainsi de suite. Pour le dire plus simplement : plus vous êtes riches, plus votre richesse augmente.
Cette méthode de calcul, bien qu’étant la même pour tous les épargnants, n’est donc ni équitable ni égalitaire au sens propre : elle a tendance à donner plus à ceux qui ont déjà plus. Du point de vue de la banque cependant, cette méthode récompense davantage ceux qui lui fournissent plus de fonds sur les livrets, ce qui peut également se comprendre.
La constante ℯ
Le nombre ℯ, base de la fonction exponentielle, ne sort lui-même pas de nulle part.
On va essayer de le retrouver, toujours avec l’exemple des intérêts bancaires.
Imaginons une banque avec un taux d’intérêt de 100 % et un compte où se trouve juste 1 € le jour de l’an et auquel on ne touche pas.
Au 31 décembre, les intérêts sont calculés : 100 % de 1 € donnent 1 € et le compte capitalise un total $\text{T}$ de 2 € :
$$\text{T} = 1 + 1 = 2 $$
Maintenant, gardons le même 1 € sur le compte et le même taux d’intérêt, mais changeons la méthode de calcul. Plutôt que de calculer une fois en fin d’année, calculons de façon semestrielle : on calcule les intérêts sur 50 % du montant au bout de 6 mois et sur 50 % du moment en fin d’année. Le calcul devient :
$$\text{T} = \left(1 + \frac{1}{2} \right)^2 = 2,25 $$
C’est mieux, on gagne 0,25 € en plus !
Ceci provient du fait que la première moitié des intérêts, celle calculée au premier semestre, est prise en compte pour le calcul de la seconde partie des intérêts. Les 0,25 € correspondent donc aux intérêts à la fin de l’année pour les intérêts reçus en milieu de l’année.
C’est bien, mais on peut faire mieux : on peut calculer les intérêts à chaque fin de mois. Dans ce cas-là, on effectuera 12 calculs avec à chaque fois $\frac{1}{12}$ du montant :
$$\text{T} = \left(1 + \frac{1}{12} \right)^{12} = 2,613 $$
Les intérêts sont encore plus importants : chaque mois sont calculés les intérêts sur les intérêts déjà reçus des mois précédents.
Et si on faisait les calculs encore plus souvent ?
Par exemple, tous les jours : $$\text{T} = \left(1 + \frac{1}{365} \right)^{365} = 2,7146 $$
Toutes les minutes : $$\text{T} = \left(1 + \frac{1}{365 \times 24 \times 60} \right)^{365 \times 24 \times 60} = 2,718279\ldots$$
Toutes les secondes : $$\text{T} = \left(1 + \frac{1}{365 \times 24 \times 60 \times 60} \right)^{365 \times 24 \times 60 \times 60} = 2,71828179\ldots$$
On pourrait faire le calcul en plus fréquemment, mais on va s’arrêter pour cet exemple.
Déjà, que constate-t-on ?
- Que l’on calcule les intérêts chaque jour, minute ou seconde, la différence n’est plus aussi importante qu’entre calculer chaque année, mois, jour. Il semble donc qu’on tende de façon asymptotique vers une limite.
- Que la limite semble être autour de 2,718. Autrement dit, la limite du taux d’intérêt quand les calculs sont fait de façon de plus en plus rapprochée semble être ℯ.
Euler prouvera au XVIIIᵉ siècle que cette limite est bien ℯ :
$$\lim\limits_{n \rightarrow \infty} \left(1 + \frac{1}{n} \right)^{n} = e$$
ℯ représente l’accroissement d’un phénomène qui croît continuellement en fonction de sa propre taille.
L’intérêt de ℯ
ℯ, parfois nommée le nombre d'Euler, est une constante intrinsèque de la nature. Quand une grandeur varie en fonction de sa propre taille, cette variation fait intervenir cette constance.
On le retrouve dans le mode de calcul des intérêts bancaires, mais également ailleurs, comme par exemple dans l’accroissement d’une population. Si une population voit naître davantage d’individus qu’il n’en meurt, alors la population augmente, et cette augmentation (dépendant directement du nombre d’individus) se fait de façon exponentielle.
Autre exemple, quand on tend un fil entre deux poteaux, chaque portion du fil baisse d’autant plus que le poids total du fil jusqu’à cet endroit est important. Or, plus on s’éloigne du point d’attache, plus le poids de la portion de fil est important et plus il baisse. Encore une exponentielle. D’ailleurs, la courbe dessinée par les fils électriques entre leurs poteaux est celle d’une fonction faisant intervenir des exponentielles (et non une parabole) !
Les exemples sont nombreux : de la probabilité de réaction chimique entre deux réactifs, à la décroissance radioactive d’un échantillon de matériel radioactif, à la charge électrique d’un condensateur, au nombre de débris spatiaux (syndrome de Kessler), à la concentration des étoiles dans une galaxie, la diffusion des épidémies…
Tous ces phénomènes font intervenir des grandeurs physiques dont la variation dépend de leur propre valeur et ce sont donc des fonctions à croissance exponentielle.
La fonction exponentielle
À partir du nombre ℯ il a été établi la fonction exponentielle :
$$f(x) = e^x$$
Où ℯ est la base de l’exponentielle trouvée précédemment.
Ce type de fonction, qui croît en fonction de sa propre taille, croît plus rapidement que n’importe quelle autre. Les fonctions polynômes, de la forme $\sum x^a$ avec $a$ réel et $x$ la variable) croissent de plus en plus quand $a$ est grand, mais l’exponentielle a toujours une croissance plus grande lorsque $x$ est grand.
On aurait pu prendre n’importe quelle valeur à la place de ℯ, toutes seraient des exponentielles, mais la fonction ayant spécifiquement ℯ comme base est la fonction exponentielle « naturelle ». La définition de cette fonction $e^x$ a des propriétés uniques, dont les plus importantes sont par exemple que la variation en $x$ de cette fonction est égale à la valeur de $e^x$ elle-même. En d’autres termes, la dérivée de la fonction est la fonction elle-même. Réciproquement, l’intégrale de la fonction (l’aire sous la courbe) est aussi égale à la fonction elle-même (et donc à la variation aussi).
La fonction $f(x) = e^x$ est la seule à avoir ces propriétés.
Dans la nature, ceci peut s’interpréter par une force de constance, ou d’uniformité. Peu importe le nombre d’individus de départ dans une population donnée d’être vivants : l’évolution de cette population suivra toujours la même courbe : une courbe exponentielle. Bien-sûr, tous les êtres vivants ne se multiplient pas à la même vitesse, mais ceci ne correspond toujours qu’à des paramètres constants dans la fonction exponentielle « naturelle » :
$$f_1(x) = C_1 \times e^{C_2 \times x} + C_3 $$
Pour conclure
La fonction exponentielle ne sort pas de nulle part : c’est une fonction dont la croissance dépend de sa propre valeur. De plus la fonction exponentielle naturelle a pour base le nombre $e$ qui est la valeur limite d’une fonction exponentielle qui évolue de façon continue dans le temps.
Là aussi, loin d’être juste un jouet mathématique, cette fonction est une particularité intrinsèque de la nature, et on la retrouve dans un grand nombre de phénomènes, que ce soit en biologie, en chimie, en physique, en sociologie, en économie…