J’ai déjà fait quelques articles « énigmes », comme celui-ci avec la courbe brachistochrone, ou celui-là avec le ballon à aller chercher dans l’eau le plus vite possible.
En voici une autre :
Nous avons deux verres identiques, l’un rempli de vin et l’autre rempli d’eau.
Prélevons une cuillerée de vin, que l’on verse dans le verre d’eau. Ensuite, on prend une cuillerée du verre d’eau — qui contient désormais également un peu de vin — que l’on reverse dans le verre de vin.
La question est : y a-t-il plus de vin dans le verre d’eau, ou plus d’eau dans le verre de vin ?
Histoire de lever tout ambiguïté :
- les verres sont identiques, ainsi que leur niveau de remplissage ;
- les deux transferts se font avec la même cuillère, et leur remplissage est identique dans les deux cas ;
- le fait que le vin soit composé majoritairement d’eau n’entre pas en considération ici. Le vin, y compris son eau, reste du vin.
On peut évidemment raisonner par le calcul, et on va le faire, mais l’on peut aussi raisonner de façon logique, qui est extrêmement rapide.
Le problème
La raison d’être de cette énigme est que lorsque l’on verse la seconde cuillerée, celle-ci contient de l’eau évidemment, mais également un petit peu de vin issu de la première cuillerée. Un peu de vin retourne donc dans le verre de vin.
La résolution de l’énigme consiste à savoir si cela change quelque chose ou non, et si oui, quoi et dans quel sens.
À priori, on pourrait avoir tendance à dire que puisqu’on retire du vin du verre d’eau, la quantité de vin dans l’eau diminue, mais ça serait oublier les proportions des deux liquides dans la cuillère : si l’on reprend du vin lors du second transfert, il y a moins de place pour l’eau, et l’on verse donc également moins d’eau dans le vin.
De plus, lors des dilutions, il faut prendre en compte les volumes totaux dans lesquelles on dilue, ce qui pour le premier transfert est de 1 cuillère de vin dans un volume de 1 verre augmenté du volume d’une cuillère ! Et le second transfert correspond à un versement dans 1 verre − 1 la première cuillère, auquel on ajoute donc une cuillerée !
Il y a une dissymétrie entre les deux transferts et les deux dilutions.
Au final, la réponse n’est pas aussi simple qu’on le pense au premier abord. Néanmoins, en y repensant une seconde fois, on se rend que la réponse est bel et bien très simple.
La méthode logique
Cette méthode n’a besoin d’aucun calcul.
Dans l’expérience, on met successivement une cuillerée du premier verre dans le second, puis une cuillerée du second verre dans le premier. Les verres, qui ont commencé avec des volumes identiques, finissent donc également avec des volumes identiques. Les volumes échangés entre les verres sont donc nécessairement identiques.
On peut en conclure immédiatement que le volume de vin dans l’eau et le volume d’eau dans le vin sont identiques. Voilà, c’est tout !
Quelques explications quand-même ? Lors du premier transfert, du vin du premier verre finit dilué dans le second verre. Lors du second transfert, il faut considérer la seconde cuillerée : elle contient de l’eau du verre d’eau mais aussi un peu de vin issu du premier transfert (et qui retourne dans le vin). Cette quantité de vin est donc ôtée du verre d’eau, qui contient donc désormais un peu moins d’une cuillère de vin.
Ce « un peu moins d’une cuillère » correspond à la quantité d’eau présente dans la seconde cuillerée : plus on ôte de vin du verre d’eau, moins il reste de place pour de l’eau dans la cuillère. Si l’on laisse moins de vin dans le verre d’eau, on verse donc également un peu moins d’eau dans le verre de vin. Peu importe que l’on homogénéise ou non.
C’est infaillible. Cela fonctionne quelle que soit la taille de la cuillère, tant qu’elle reste plus petite que le verre.
La méthode analytique
Passons maintenant au calcul, et vous verrez que l’on retombe sur le même résultat. Pour commencer, il s’agit de mathématiser le problème.
Dans tout le problème on va raisonner en quantités de vin ou d’eau, et donc en volume.
Notons :
- V le volume d’un verre ;
- C le volume de la cuillère ;
- Veau, Vvin et Cvin correspondent aux volumes des verres d’eau, de vin et à une cuillère de vin, respectivement.

Initialement dans les verres, on a : Veau = Vvin.
Effectuons à présent le premier transfert. Il s’agit de prendre une cuillère de vin et de la diluer dans le volume du verre d’eau. Après cette opération, le volume V’ de liquide dans les verres d’eau et de vin sont, respectivement :
$$\begin{aligned}V'_{eau} &= V + C \\ V'_{vin} &= V - C\end{aligned}$$

Le rapport du volume de vin dans le verre d’eau est égal au volume de vin sur le volume total (verre eau + cuillerée de vin) :
$$R_{v/e} = \frac{C}{V+C}$$
De façon similaire, le volume complémentaire dans le verre d’eau est occupé par l’eau seule, dont la quantité est :
$$R_{e/v} = \frac{V}{V+C}$$
Faisons désormais le second transfert, donc la cuillerée du mélange eau+vin se trouvant dans le verre d’eau. Cela se fait en deux étapes : le prélèvement depuis le verre d’eau, et le versement dans le verre de vin.
Le prélèvement : que contient cette cuillerée ?
L’on prend une cuillère du mélange eau+vin se trouvant dans le verre d’eau : ce liquide est identique à celui dans le verre d’eau, et il contient à la fois de l’eau et du vin, dans des proportions égales à Rv/e exprimé précédemment.
La quantité d’eau — juste l’eau, excluant donc le vin — dans la cuillère est égale au volume d’une cuillerée multipliée par ce rapport :
$$\begin{aligned}V_{c_{eau}} &= C \times R_{e/v} \\ &= C \times \frac{V}{V+C} \\ &= \frac{C \times V}{V+C}\end{aligned}$$
Le reste de la cuillerée correspond au vin qui retourne dans le verre de vin. On n’a pas besoin de calculer quoi que ce soit avec ça.
Le versement : comment termine le verre de vin ?

Versons cette cuillère dans le verre de vin, et cherchons à exprimer combien il y a ensuite d’eau dans le verre.
Pour calculer le rapport final d’eau dans le verre de vin, R’e/v$, on considère le volume d’eau dans la cuillère que l’on divise par le volume total du verre de vin, après le transfert, donc tout à la fin de l’expérience.
Rappelons que le volume de vin restant dans le verre avant le second transfert est [b]V−C. À ce volume, on ajoute la seconde cuillerée. Le volume dans le verre de vin après le second transfert est V−C+C, soit simplement V, le volume de départ.
Le rapport du volume d’eau dans le vin est égale au volume d’eau seul dans la cuillère $V_{c_{eau}}$, sur le volume total du verre de vin :
$$\begin{aligned}R’_{e/v} &= V_{c_{eau}} \times \frac{1}{V} \\ &= \frac{C \times V}{V+C} \times \frac{1}{V} \\ &= \frac{C}{V+C} \\ &= R_{v/e} \end{aligned}$$
… et l’on constate que l’on retombe bien sur le rapport de vin dans le verre d’eau, et donc que les rapports d’eau sur vin et vin sur eau sont égales :
CQFD.
Remarques
On peut se demander comment ces rapports peuvent être égaux à $\frac{C}{V+C}$, sachant que la quantité transférée est au final bien inférieur à C[/C].
En fait, on peut voir ces deux transferts « compliqués » d’une cuillerée par le transfert « simple » d’une cuillère plus petite, mais sans mélange entre les deux transferts. C’est-à-dire que l’on prend deux cuillères, une d’eau pure, une de vin pur, puis que l’on verse les deux cuillères dans l’autre verre.
Ces transferts ne s’influencent donc pas l’une l’autre, et la petite partie de vin dans la seconde cuillerée peut être ignorée dans le problème. Ensuite c’est simplement une question de proportionnalité : si l’on peut faire ça avec une petite cuillère, on peut le faire avec une grande, de volume [b]C, et cela restera vrai.
Une chose intéressante à faire lors de ce genre d’expérience (ici, mais aussi de façon générale en sciences), est de raisonner sur les extrêmes. Par exemple, ici, il s’agit de se demander ce qui se passe avec une infinité de transferts alternativement du premier verre vers le second, puis du second vers le premier. Si l’on fait ça, on comprend de façon assez intuitive que les deux verres finiraient par contenir le même mélange 50/50 d’eau et de vin, à cause des transferts successifs et en nombre infini.
Un autre raisonnement serait de voir ce qu’il arriverait avec une cuillère de volume égale à celui du verre. Dans ce cas, lors du premier transfert, la totalement du vin finirait dans la totalité de l’eau, et si l’on homogénéise, alors la totalité du liquide sera homogène à un mélange 50/50 d’eau et de vin. Après le deuxième transfert, on recrée deux verres de volumes égales d’un même liquide composé à 50 % d’eau et à 50 % de vin.
Enfin, un dernier exemple serait une cuillère infiniment petite, qui prendrait une seule molécule d’eau, ou une seule molécule de vin. Le premier transfert serait alors forcément de mettre une unique molécule de vin dans l’eau.
Le second transfert peut se faire de deux manières :
- soit la cuillère récupère une molécule d’eau qu’elle va placer dans le verre de vin, et dans ce cas l’on a une molécule d’eau dans le vin et une molécule de vin dans l’eau, donc des concentrations identiques ;
- soit on n’a pas de chance (ou alors beaucoup), et la seconde cuillerée récupère la seule molécule de vin qu’elle vient d’y mettre, et qu’elle remet alors dans le vin. Finalement, là aussi, on a donc autant d’eau dans le vin que de vin dans l’eau, nonobstant que « autant » signifie alors ici « aucun », et pour les deux verres.